CHAPITRE III
Assommé par les médicaments, Engol dormait profondément. Gus veillait derrière le hublot en essayant de voir les Garous. Il entendait des bruits mais ne les apercevait pas. Ils avaient vidé les bidons et les caisses mais certains rôdaient encore.
Yeuse se dégagea de son sac de couchage et le rejoignit. Il essaya de rester impassible mais sa puanteur était incroyable. Depuis combien de temps vivaient-ils ainsi confinés, régressant peu à peu vers un état larvaire ?
— Vous ne saviez plus que vous aviez un fils ?
— Je ne sais plus rien.
— Vous en aviez d’autres. Vous aviez une immense exploitation sous serres. Vous éleviez des rennes. Vous avez tout lâché pour descendre dans ce gouffre.
Elle releva sa manche, regarda le poignet :
— Lien Rag a vu des Garous portant la même marque gravée au fer rouge. Dans le Nord, en Zone Occidentale. Nous n’avons rien remarqué sur les hybrides de cette région. J’ignorais même qu’ils existent ici.
— Qui a tué Lien Rag ? Je veux dire, il passe pour mort ?
— Les Tarphys le traquaient. Il a été livré à une secte, les Éboueurs de la Vie Éternelle. On les avait chargés de faire disparaître Lien… Ils s’étaient donné la mission de nettoyer le monde des êtres qui menaçaient sa survie.
— Et Lien Rag serait en vie ?
— À moins que la légende n’ait truqué la triste vérité. J’ai essayé de trouver son cadavre : en vain. J’ai fouillé un train-cimetière. J’ai découvert le cadavre du vieux professeur et de la métisse rousse qui l’accompagnait, mais pas celui de Lien.
— Et vous croyez que la locomotive de ce pirate est là-bas dessous… Vous savez, tout ce que je veux c’est Concrete Station. Je vous ferai lire des récits… Rien de bien fameux mais enfin c’est déjà signe qu’il y a quelque chose quelque part.
Bibi avait accepté qu’il passe la nuit avec ces naufragés. Le lendemain ils essayeraient de transporter Engol jusqu’au wagon autotracté.
— Il faut aller dans la pyramide, dit-elle, je vous en prie… Nous trouverons quelque chose.
— Bibi est ici pour s’emparer de quelques Garous. Je dois l’aider à réussir cette capture avant de penser à autre chose. Une fois dans le wagon vous ne risquerez plus rien puisque vous dites qu’ils ne se hasardent jamais en dehors de la station.
La nuit fut très longue mais il ne s’endormit pas une fois et quand Yeuse se leva et lui prépara du thé il paraissait en bonne forme.
— On va le tirer sur une couverture… J’ai vu faire ça à la bibliothèque des archives manuelles, sur les parquets cirés. Ça doit marcher sur la glace. Moi je tirerai, vous, vous viendrez derrière avec les armes.
— Nous allons tout abandonner ?
— Vous voyez le moyen de faire autrement ?
— Mais pour aller jusqu’à la septième pyramide de sable…
— Nous aviserons.
Elle lui prépara de la viande frite.
— Vous avez des vivres dans votre wagon ?
— Le strict minimum.
— Comment capturerez-vous des Garous ? Ils ne se laisseront pas approcher, attaqueront par-derrière. Ils ont eu Stewe, Sala et Enrique par surprise.
— Je vais jeter un coup d’œil sur eux… J’en ai pour quelques minutes.
Elle le vit grimper à toute vitesse en haut de la verrière, se glisser dans un trou, disparaître et fut prise de panique. Engol dormait toujours.
Gus repéra très vite l’endroit. À l’aplomb d’une partie dégagée de glace. Les vitres étaient à peine givrées. La chaleur qui montait de la bauge les réchauffait et il posa sa joue contre pour le vérifier. Il put les voir en dessous devant des wagons à bestiaux. Ils ne formaient qu’un tas, tous entremêlés, encore euphoriques, repus. Les wagons à bestiaux largement ouverts laissaient échapper une vapeur épaisse qui montait vers la verrière.
Il finit par voir trois petits. Des hybrides d’animaux sans trace d’humanité. Puis un autre approcha à quatre pattes, avec une tête de garçonnet aux cheveux blonds. Gus ferma les yeux de pitié et de dégoût. Quand il les rouvrit, le petit Garou avait disparu.
Lentement il fit le tour de la station mais n’en aperçut nullement ailleurs. Il prévint Bibi de la situation. Le géant sortait de sa douche et Gus l’envia. Il avait hâte de s’étriller à fond, pensait à Yeuse et Engol qui ne se rendaient pas compte de leur saleté.
Il contempla ensuite les pyramides de sable recouvertes de glace. La plus importante était proche, reliée à la station par une ligne de rails. Mais Bibi pourrait éventuellement tirer d’autres rails pour contourner Gravel Station.
Engol déjeunait d’un air sombre quand il rentra dans la loco.
— Alors, lui lança hargneusement Yeuse, qui avait raison ? Il est revenu ? Tu te méfies de tout le monde.
— On y va, dit Gus. Ils digèrent.
— Vous arriverez à me traîner, vraiment ?
— On va essayer.
Il trouva dans leur stock une couverture doublée de plastique et alla l’étendre sur le quai. Puis avec l’aide de Yeuse, il approcha Engol du sas. Mais pour le descendre au sol il utilisa un harnais et une corde. Prenant l’extrémité de celle-ci entre ses dents, il grimpa sur le toit de la cabine et lentement souleva le blessé. Yeuse guidait le corps dans l’étroit passage du sas. Lorsqu’il apprit que son fardeau était à l’extérieur, il commença de se pencher, se retenant par les mains jusqu’à ce que Engol soit sur la couverture. Yeuse le recouvrit avec soin.
— Ça représente un kilomètre, dit Gus. Peut-être faudrait-il vous éviter la fatigue mais je ne vois pas comment. Et je pourrais difficilement vous tirer tous les deux. Tant que nous serons sur les quais.
— Je marcherai, dit Yeuse.
— Laissez ce sac. Il finira par peser lourd.
— Ce sont des objets auxquels je tiens.
— N’en parlons plus, dit Gus qui saisit la corde entre ses dents et commença d’avancer sur ses mains.
Pendant des semaines il avait gagné sa vie dans le bas de la Dépression Indienne en récupérant des cadavres de porcs à la suite d’un déraillement. Certains dépassaient les deux cents kilos.
Mais le quai était rugueux, bosselé, et il peinait beaucoup. Yeuse suivait, la plupart du temps à reculons, prête à tirer.
— Ça va ? demandait Bibi de temps en temps, à la radio.
— Pour le moment c’est bon.
Gus allait lentement, le corps à l’oblique par rapport aux bras que Yeuse trouvait démesurés. Depuis combien de temps se propulsait-il ainsi ? Lien Rag parlait d’un fauteuil électrique. S’était-il entraîné avant d’entreprendre son expédition dans le gouffre aux Garous ?
Elle surveillait des quartiers-convois, les quais, mais les hybrides restaient invisibles. Ils approchaient de l’aiguillage de dispatching. Ensuite ce serait le sas et, le pire, la banquise.
— Le vent se lève, dit Gus entre ses dents.
On arrivait à le comprendre malgré ce mors qui passait entre ses deux mâchoires. Impressionnée, Yeuse n’avait jamais vu pareil exploit. Engol allongé dans ses couvertures paraissait dormir mais elle savait qu’il mourait de peur, se sentait très vulnérable après son amputation.
L’aiguillage. Elle lui jeta un regard mauvais. À cause de lui ils avaient échoué. Puis le sas enfin. Gus tirait toujours à la même vitesse. Le vent commençait avec la projection habituelle de menus débris de glace arrachés parfois à des milliers de kilomètres, puis accouraient des sortes de boules, les congères coureuses, et enfin les icebergs de banquise parfois monstrueux.
— Il faut faire vite maintenant, dit-elle. Je vais vous aider.
— Non, fit Gus. Marchez… Marchez simplement.
Bientôt elle comprit qu’il avait raison. Les grêlons cinglaient sa cagoule, sa combinaison et à tout moment celle-ci pouvait se déchirer et elle savait ce que ça signifierait. Avec un vent pareil, on gelait tout de suite sans espoir.
— J’approche, dit Bibi, je vous vois. Je vais essayer de vous couper du vent. Mais je crains de patiner sur place.
L’autre risque venait des congères qui s’accumuleraient contre les stations. Parfois la couche dépassait les cinquante mètres et s’étendait dans le lit du vent sur cent, deux cents mètres. Le wagon risquait d’être enseveli dedans. Bibi allait les récupérer puis reculer assez loin. Le wagon lui-même faisait barrage et pouvait retenir les congères jusqu’à ce que la force de celles-ci le fasse dérailler.
— J’arrive, tenez bon.
Le risque était de ne pas le voir venir. Gus ne distinguait plus les rails à travers sa cagoule givrée. Il essayait de la dégager mais en vain. Puis il entendit la sirène du wagon et s’écarta. D’une poigne vigoureuse Bibi hissa son fardeau, puis Yeuse. Lui grimpa seul tandis que la couverture-traîneau emportée par le vent disparaissait dans la masse des grêlons.
Le wagon recula, trouva un creux où s’abriter à un kilomètre de là.
— On est bon pour quarante-huit heures de folie, dit le géant.
Il regarda Gus.
— Vous puez atrocement tous les trois. Vous devriez aller prendre un bain. J’ai tout prévu. J’ai fait de l’eau et elle est très chaude. Je vais vous préparer de la bière chaude à la vodka, c’est radical.
Sans se gêner, il pénétra dans le sauna où Yeuse laissait l’eau chaude emporter de grandes traînées de crasse. Elle ne se choqua pas d’être surprise nue, avala sa bière avec une grimace mais se mit très vite à transpirer.
Puis ce fut le tour d’Engol et ils s’en occupèrent tous, recouvrant sa blessure d’un pansement étanche. Le vent secouait le wagon dans tous les sens et Bibi décida d’aller planter des ancres.
— Sinon il bascule.
Mais il dut renoncer, l’orage de grêlons étant trop dangereux. Aucune combinaison n’y aurait résisté. Alors il ouvrit des trappes et enfonça des jalons juste en dessous, auxquels il fixa des câbles qui traversaient tout le wagon. Celui-ci cessa de tanguer et ils osèrent sourire.
— Nous pourrons dormir sans veiller, dit le géant. C’est le seul avantage. Celui qui se risquerait au-dehors se retrouverait plaqué, aplati contre la station.
Ils dormirent malgré les grondements plus ou moins proches des congères. Plus d’une s’écrasa contre l’arrière mais sans trop de mal, semblait-il. Lorsque le jour revint, ils découvrirent que leur wagon était comme au centre d’une véritable muraille de glace, contre laquelle le vent ne cessait de pousser d’autres masses de glace venues de très loin. L’anémomètre affichait deux cent quatre-vingts kilomètres, mais dans la nuit il avait enregistré plus de trois cent quarante.
— On a failli être emporté… Sans les pieux, il aurait fallu lutter avec le moteur et bouffer toute l’huile.
— Dire que nous avons encore pas mal d’huile dans le tender, gémit Engol.
Vers midi le vent avait encore décru et on ne signalait plus de congères. Juste une poudre de glace quand la tempête écrêtait les hérissements de la banquise.
— Pour se dégager, dit Bibi, il faudra se servir de nos bras si on ne veut pas bouffer tout le carburant.
Il regarda Gus :
— Dès que le vent cesse…
— Et les Garous ?
— J’y pense toujours.
Yeuse mordait sa lèvre inférieure, essayait d’attirer l’attention de Gus mais ce dernier commençait de dessiner un plan de la station, expliquait quelque chose à Bibi.
Elle décida d’intervenir :
— Ragus vous a dit au sujet de la locomotive géante ?
— Qui est Ragus ?
— Moi, dit Gus. Elle me connaît et il paraît que c’est mon nom. Il y aurait une locomotive géante dans l’un des tas de sable.
— Celle de Kurts le pirate, dit Yeuse avec irritation, ayant l’impression qu’ils se moquaient d’elle.
— Vraiment, ricana Bibi, celle de Kurts… Vous parlez d’une histoire. Et elle serait ici… Sous tout ce sable ? On va le retirer comment ? À coups de pelle peut-être ?
— Je suppose qu’il y a un hangar dessous, dit-elle.
— Oui, mais comment aller jusque-là-bas, vous pouvez me le dire ? On doit déjà dégager notre wagon autotracté… Nous sommes dans une véritable forteresse de glace… D’après les instruments, il y en a trente mètres d’épaisseur derrière… Des mètres cubes à creuser. Vous ne pensez quand même pas que nous allons ensuite partir à la recherche de cette locomotive… Il y a des années que Kurts et elle ne sillonnent plus les réseaux, voyageuse Yeuse… Ils ont dû disparaître à jamais, peut-être engloutis dans l’océan. C’est traître, la banquise, parfois elle s’ouvre d’un coup et se referme de même.
— Qu’exigez-vous pour me conduire là-bas ? demanda-t-elle. Je suis l’amie du Président Kid. Il vous récompensera.
— Je n’ai besoin de rien, voyageuse… De rien… Même pas de votre beauté si vous pensez également me l’offrir. Je vais capturer ces Garous et filer au plus vite d’ici.